vendredi 11 avril 2008

De "Mon Combat" à "Notre Combat"

Cet article a été publié dans le n°363 d'avril 2008 du magazine Espace de Libertés à la page 17
Depuis le mois de juillet à Liège se posait pour tous les démocrates, et plus particulièrement ceux qui luttent contre l’extrême droite, la question de la stratégie à adopter face à l’ouverture d’une succursale de la libraire parisienne d’extrême droite Primatice. Après de nombreuses réactions et plusieurs manifestations, la pression populaire a fini par déboucher sur une résiliation du bail par la propriétaire et la fermeture du point de vente le 31 janvier.
Si la question de la stratégie à adopter face à une telle présence a été le sujet de débats, parfois sans fin, cet événement pose plus largement la question de la diffusion des idées d’extrême droite en démocratie[1]. C’est également cette question qu’interroge le livre, exceptionnel dans le paysage éditorial, de Linda Ellia[2]. D’origine juive, Ellia est interpellée, par la découverte d’un exemplaire de Mein Kampf (Mon Combat) d’Adolf Hitler[3] par sa fille dans leur cave. Et de se poser la question : que faire d’un tel ouvrage ? Elle exorcise ses sentiments par l’art. C’est le début d’une idée simple porteuse d’un grand potentiel. Linda Ellia propose à des inconnus et à des artistes confirmés de s’exprimer sur une page de Mein Kampf qu’ils ne choisissent pas. Le résultat est stupéfiant. Sur 354 pages on découvre une sélection non classée des oeuvres envoyées dont certaines sont expliquées en fin de volumes. L’objet final n’est donc pas une reproduction du livre original retravaillé par des artistes et l’on retrouve parfois la même page d’origine. L’intérêt dans ce cas étant de comparer le traitement effectué.
Quelques lignes de forces ressortent. Tout d’abord, le livre témoigne bien plus de l’imaginaire collectif sur Mein Kampf que de sa réalité. Le poids des camps de la mort, et surtout de la Shoah, est énorme dans les œuvres présentées. Cela nous vaut des images à la fois superbes et tragiques mais qui simplifient la réalité de ce que fut le Nazisme. Dans le même ordre d’idée, et cela renforce le fait que le livre est surtout l’expression d’un imaginaire collectif, la représentation qui est faite d’Adolf Hitler – dont l’image est également très présente dans ce livre – se résume bien trop souvent à celle d’une abomination, d’un être démoniaque, voire du diable incarné sur terre. Ces deux impressions sont renforcées et confirmées par le texte qui suit directement la dernière œuvre reproduite. Ecrit par un grand rabbin, ce court texte insiste sur l’expérience juive et sur le fait qu’Hitler aurait été « un tyran fou ». Or comme nous l’avons déjà exprimé ailleurs[4], il nous semble dangereux de faire cette analyse du Nazisme car cela le place comme un accident de l’histoire le détachant de son historicité et surtout des questions contemporaines.
Mais tous les artistes ne sont heureusement pas dans cette vision des choses. Même si le fait est relativement rare, certains utilisent l’humour pour nous interpeller. Comme ce dessin[5] représentant Hitler à un pupitre disant simplement « … je voudrais aussi remercier toute l’équipe sans laquelle rien de tout cela n’aurait été possible… ». C’est cette interrogation sur la banalité du nazisme, qui me semble aujourd’hui plus porteuse pour l’avenir et la conscientisation citoyenne des jeunes et des moins jeunes que la surenchère sur les horreurs commises. C’est bien cette banalité, et la complicité de tous et toutes, qu’interroge cet autre artiste lorsqu’il représente une photo d’un couple heureux simplement suivie de cette interrogation : « nous tous des tyrans en puissance ? »[6]. Ou cette double page qui confronte d’une part les célèbres « trois singes » surmontés des drapeaux Anglais-Français-Américains et d’une allusion claire à la shoah et d’autre part une simple intervention consistant à barrer la page du mot « Stalingrad » et de profiter que le numéro de la page d’origine se termine par 43 pour en faire le 02.02.1943. Enfin, quelques auteurs font clairement le lien entre le livre et l’extrême droite d’aujourd’hui[7].
Ce livre coup de poing ne peut qu’interpeller son lecteur qui le parcourra et l’appréhendera selon sa propre sensibilité et ses propres représentations de cette période de l’histoire. L’immense variété des œuvres fait que chacun se retrouvera au moins une fois dans le foisonnement des styles et des messages, plus ou moins hermétiques ou affirmés, délivrés par les artistes regroupés par Linda Ellia. Si toute la démarche et l’ensemble du livre relève clairement de la politique et du rôle citoyen de l’artiste on mettra en exergue que les œuvres qui détournent par leur intervention la page d’origine ou en font ressortir certains aspects sont souvent plus politique que celles qui sont une œuvre exprimant ce que ressent l’artiste à l’évocation de Mein Kampf.
Notes


[1] Je renverrai sur ces questions au livre de Jérôme Jamin, Faut-il interdire les partis d’extrême droite, coll. Voix de la Mémoire, Liège, Luc Pire – Territoires de la Mémoire, 2005. Voir également un article de Manuel Abramowiz sur la FNAC via http://www.resistances.be/fnaced01.html
[2] Linda Ellia, Notre Combat, Paris, Seuil, 2007
[3] Sur Mein Kampf, voir mes deux articles, « Mon combat » d’Adolf Hitler. Une autobiographie… et un programme dans Aide-mémoire n°20 de janvier 2002 et n° 21 d’avril 2002
[4] Nous renvoyons à deux de nos textes qui abordaient l’importance de rendre purement humain le Nazisme et Hitler : La chute de l’esprit critique in Espace de libertés n°330 d’avril 2005 et A chacun ses furies in Espace de libertés n°351 de mars 2007.
[5] P.246
[6] P.90
[7] Pp.324-325.

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