La langue politiquement correcte, le langage fonctionnel des technocrates, les lieux communs médiatiques et les expressions branchées dans lesquels doivent se mouler nos paroles quotidiennes, tout cela contribue à l’édification d’un vaste discours anonyme qui discipline la pensée de tous, tout en faisant taire la singularité de chacun.
"Les partenaires sociaux devront à tout prix se pencher sur la problématique des charges sociales " ; " Afin d’éviter les pièges à l’emploi, seule une réforme drastique permettra de mieux aligner le capital humain sur les besoins d’une société efficace, soucieuse d’une bonne gouvernance " ; " Une grève sauvage a encore pris en otage la population ce matin ".
Tous les jours, les ondes déversent de manière lancinante de tels propos, tous coulés dans le même moule, cette logorrhée d’une pensée unique, outil de propagande silencieuse et de persuasion clandestine.
Pourquoi ces termes foisonnent-ils ? A quelles fins ? Pourquoi tel mot est-il préféré à un autre ? Pourquoi certaines expressions sont-elles dépréciées ?
La langue politiquement correcte, le langage fonctionnel des technocrates, les lieux communs médiatiques et les expressions branchées dans lesquels doivent se mouler nos paroles quotidiennes, tout cela contribue à l’édification d’un vaste discours anonyme qui discipline la pensée de tous, tout en faisant taire la singularité de chacun. Dans toute langue de bois, les circonvolutions ont pour fonction de freiner la prise de conscience des enjeux par l’adoucissement des images, outre qu’elles réduisent la compréhension et minimisent les dangers.
Les néologismes globalisants se naturalisent sans que les citoyens aient eu le temps de pratiquer à leur encontre le doute méthodique et d’identifier le lieu d’où parlent leurs inventeurs et leurs opérateurs. Et, bien souvent, les gens endossent sans le savoir les mots et les représentations associés aux choses et aux forces qu’ils entendent combattre.
Or, le langage n’est pas un simple outil qui reflète le réel ou qui le désigne une fois celui-ci constitué, mais il crée également du réel en orientant les comportements et la pensée. Si les mots sont importants, les mots politiques et sociaux le sont encore plus. Leur répétition et leurs occurrences en réseau orientent la pensée et l’action, car substituer un mot à un autre revient toujours à modifier le regard et les interprétations anciennement portés sur le phénomène observé. En travestissant leur sens ordinaire et en colonisant les mentalités, les mots ont un réel pouvoir de création de l’injustice.
Croyant refléter l’opinion des gens ordinaires, les médias contribuent en réalité à construire et à produire cette opinion, ils renforcent ainsi la pression de conformité qui pèse sur eux, réduisant ainsi leur marge de manoeuvre pour tenir des discours plus lucides et plus explicatifs.
Le pouvoir symbolique, c’est d’abord le pouvoir d’amener les dominés à prévoir et à décrire les choses comme ceux qui opposent des positions dominantes ont intérêt à ce qu’ils les voient et les décrivent. En d’autres termes : celui qui impose à l’autre son vocabulaire, lui impose ses valeurs, sa dialectique et l’amène sur son terrain à livrer un combat inégal.
Certains concepts se voient ainsi renommés pour rendre la réalité plus conforme à la nouvelle vision du monde. Ainsi le discours dominant relègue la radicalisation à la pathologie sociale, la conflictualité est dévalorisée et les problèmes sociaux sont psychologisés et dépolitisés.
Une autre stratégie de communication vise à détourner le vocabulaire progressiste pour habiller et maquiller la mise en place d’un modèle capitaliste et conservateur.
La rhétorique réactionnaire, loin de se présenter comme la figure inversée de la rhétorique progressiste, reprend alors à son compte le lexique de l’adversaire. Ainsi la droite s’est approprié la modernité, la réforme, la solidarité, le réalisme, l’internationalisme, espérant faire passer une opération proprement réactionnaire pour une entreprise progressiste.
Le mot réforme est un mot-valise tantôt vide, tantôt évoquant son contraire, car les réformes menées ne sont pas des réformes mais plutôt une alliance objective pour maintenir l’ordre existant par tous les moyens. En d’autres termes, la réforme est le mode de permanence propre du capitalisme. Son usage permet de couvrir une révolution conservatrice et les dirigeants syndicaux et politiques ne sont pas les derniers à participer à ce marché de dupes.
Un autre exemple de mot plastique est le concept de développement durable qui est utilisé dans un sens tellement extensif qu’il ne signifie plus rien, sinon ce que veut lui faire dire le locuteur qui l’emploie et qui devient ainsi une arme sémantique pour évacuer l’écologie : la dissolution de l’idée de protection de l’environnement dans la novlangue du développement durable est une aubaine pour les multinationales. Telle voiture ou tel avion un peu moins polluants sont qualifiés de "durables" et se font caution morale dans la bouche des publicitaires alors même qu’ils ne sont que les chevaux de Troie d’une course effrénée à la croissance matérielle dont il est clair qu’elle n’est pas soutenable à long terme. On induit ainsi un insidieux effet rebond chez le citoyen lequel se voit réduit au rang de consommateur et poussé à la surconsommation (verte).
Selon Philip K. Dick, l’instrument de base de la manipulation de la réalité est la manipulation des mots. Certains termes sont dépréciés ou sont connotés négativement : tout ce qui gravite autour du peuple par exemple, à un point tel que l’on serait tenté de croire que le changement de conjoncture politique et intellectuelle invite à voir dans le peuple le principal problème à résoudre et non plus une cause à défendre [1] . Le recours à l’adjectif populiste permet de stigmatiser toute référence au peuple, un adjectif qui a par ailleurs perdu toute signification à cause de sa sursaturation médiatique.
Outre les mots-plastiques ou les concepts-écrans, citons également les concepts opérationnels qui sont des mots qui empêchent de penser mais qui servent à agir et les énoncés performatifs où les mots font exister la chose : "Ainsi, en acceptant d’utiliser le mot insertion, vous faites exister le mot et vous admettez implicitement qu’il n’y a pas de place pour tout le monde" [2].
Dans le même ordre d’idée, le mot et le mouvement "altermondialiste" ne font que conforter l’idée de l’existence de la mondialisation et celle de l’obsolescence des états, et par là le sentiment que les luttes sociales, locales et nationales sont perdues d’avance.
Tous ces outils font partie de l’attirail du discours capitaliste qui vise à justifier et à renforcer les politiques capitalistes. Il n’est pas un simple discours d’accompagnement, une simple musique de fond, c’est une partie intégrante de ces politiques. Il en masque le caractère de politiques de classe.
Pour rappel, la novlangue ("newspeak" en anglais) est la langue officielle de l’Océania inventée par George Orwell pour son roman "1984". Elle est une simplification lexicale et syntaxique de la langue destinée à rendre impossible l’expression des idées subversives et à éviter toute formulation de critique (et même la seule "idée" de critique) de l’Etat, de doute, voire l’émergence d’une réflexion autonome.
La novlangue, ce jargon des propriétaires officiels de la parole se compose de généralisations et d’expressions toutes faites et entraîne un appauvrissement sémantique qui lui-même induit un conformisme idéologique.
L’appauvrissement du vocabulaire sert à "restreindre les limites de la pensée. A la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer" [3].
Deux des principaux modes opératoires de cette novlangue sont l’inversion de sens (la réforme dont nous parlions tout à l’heure) et l’oblitération de sens (on empêche de penser selon certains termes, certains mots sont bannis et à travers eux certains concepts et partant certaines analyses théoriques dont ces concepts sont les instruments). [4]
Le constat étant posé, faut-il s’en offusquer ? Oui et pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parler et donc penser avec les mots de l’adversaire, c’est déjà rendre les armes.
Ensuite, restituer leur vraie signification aux mots est donner leur véritable sens aux actes et, en outre, le silence autour d’une idée crée le risque de ne plus avoir un jour d’arguments pour contrer ceux qui s’opposent à cette idée.
L’imaginaire de la lutte sociale a été effacé, or la reconquête idéologique passe par la reconquête des mots et du discours. Car si on ne dispose pas des mots pour penser, il sera impossible de le faire. Dans ce cadre, il faut souligner que nous avons besoin d’outils pour décoloniser notre imaginaire et il n’est pas inutile de rappeler que, historiquement, la montée des mouvements de gauche a été accompagnée d’un important mouvement d’éducation populaire.
Ne serait-il pas judicieux de réhabiliter les mots tombés en désuétude, d’en créer de nouveaux et/ou de pervertir ceux de la droite ? Ne faudrait-il pas refuser l’usage des mots et d’expressions tels que "rationalité de marché", "marché", "économie de marché" en leur substituant ceux de "irrationalité capitaliste ", "capital" et "économie capitaliste" ?
La conquête idéologique sera lexicale ou ne sera pas.
Notes
[1] Annie Collovald, Le populisme du FN, un dangereux contresens, éditions du Croquant, Bellecombes-en Bauge, 2004, p.189
[2] Franck Lepage, L’éducation populaire, ils n’en ont pas voulu, éditions du Cerisier, Cuesmes, 2007, p.63
[3] George Orwell, 1984, Folio, Paris, 2000, p.89.
[4] Quelques exemples : charges sociales vs part socialisée du salaire, exiger la flexibilité, c’est exiger de se plier à l’inflexibilité de la domination du capital et c’est masquer la permanence de sa domination ; parler d’économie de marché, c’est oblitérer les concepts de capital et de capitalisme.
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