Cet article a été publié dans Espace de libertés, n°355 de juillet 2007, pp.28-29
Pascal Durand dans son introduction au livre qu’il a coordonné, Les nouveaux mots du pouvoir, explique que « ce serait désormais le monde de l’entreprise qu’il conviendrait d’attribuer en fait d’horizon indépassable à nos sociétés contemporaines, c'est-à-dire la régression consentie de la politique à une technologie de la corporate governance et à l’application généralisée de la logique de l’économie de marché (convertie en « lois de l’économie ») »[1]. Dans cet ouvrage, plusieurs auteurs analysent comment le vocabulaire forge notre vision de la société et est bien un outil idéologique parmi d’autres. Rappelons nous la novlangue de Georges Orwell. Si tous les champs socio-politiques sont couverts, le vocabulaire économique est largement étudié avec des entrées comme Dérégulation, Compétitivité, Dégraisser, Employabilité, Modération salariale…
Cette lutte contre la pollution du discours par une idéologie qui ne dit pas son nom, plusieurs collectifs la mènent maintenant depuis plusieurs années, sur Internet avec Les mots sont importants[2], mais aussi dans le monde réel avec des collectifs comme ATTAC qui travaillent depuis la fin des années 90 à la déconstruction du discours économique dominant. C’est ainsi qu’une des sections bruxelloises de l’association a publié une histoire économique de la Belgique d’après guerre en collaboration avec la FGTB et la CSC. L’étude est à deux niveaux. Le premier, illustré par Salemi, fait 36 pages tandis que le deuxième, plus complet, comprend des graphiques et fait 68 pages d’un texte serré[3].
Reprendre notre histoire
Le propos des deux textes est de permettre, comme l’indique le titre de la conclusion, de « reprendre notre histoire » car, par exemple, « Comment pouvons-nous comprendre le changement de logique dans les années 80 ? La réponse n’est pas économique, mais politique : les détenteurs de capitaux s’estiment lésés dans le partage de la richesse créée. Ils travaillent, depuis 20 ans déjà, à des changements politiques et culturels qui leur permettront de retrouver ce qu’ils estiment leur appartenir. Leurs idées arrivent au pouvoir autour des années 80 avec les libéraux en Belgique, Reagan aux Etats-Unis, Thatcher en Angleterre… »[4] Ce tournant des années 80 est général et s’appuie sur un discours préparé depuis longtemps.
Les auteurs de cette brochure de vulgarisation s’attachent donc à relire l’histoire économique de Belgique en montrant combien la « science économique » est loin d’être aussi unilatérale que le discours ambiant essaie de nous le démontrer, ce qui est également le propos d’Yves De Wasseige dans son récent Comprendre l’économie politique[5]. Expliquant les mécanismes de financement de la sécurité sociale[6], les auteurs précisent : « On présente ainsi les baisses de cotisations sociales comme une mesure nécessairement bénéfique à l’emploi qui ne toucherait pas le portefeuille des travailleurs. Or, il s’agit bien dans les faits d’une diminution de salaire ! »[7] puisque la différence entre le brut et le net est un salaire qui est différé sous la forme de l’assurance sociale obligatoire. Il en est de même de l’impôt qui permet le vivre ensemble et qui doit nécessairement être proportionnel à la capacité contributive. Et les auteurs de tordre le coup à une autre idée reçue qui fait aujourd’hui de nombreuses personnes des petits capitalistes qui n’auraient aucun intérêt à voir une taxation du capital se mettre en place. Or le capital, « c’est une masse d’argent dégagée des nécessités de la consommation (…) suffisante pour permettre à son propriétaire d’acquérir une activité génératrice de profit »[8] ce qui exclut en fait l’épargnant qui met de coté afin de différer sa consommation (voiture, maison…) mais aussi celui qui a quelques SICAV ou une épargne pension, toutes économies qui l’empêchent de devenir rentier mais qui ont la grande force idéologique de lui donner l’impression qu’il est dans le même jeux que ceux qui détiennent réellement les capitaux.
Le mythe de la crise
Mais la principale caractéristique du discours économique aujourd’hui est d’insister constamment sur le fait que nous vivons depuis le tournant du milieu des années 70 sous les effets d’une crise économique. Si des mutations se sont effectivement produites, il est important de souligner qu’elles sont le plus souvent le fruit de décisions politiques. Ainsi, en 1979 la réserve fédérale américains fait exploser les taux d’intérêts, ce qui dans une économie dollarisé depuis Bretton Woods et après la décision américaine de 1971 de rompre la régulation monétaire internationale pour financer la guerre du Vietnam, a pour conséquence une meilleure rentabilité du capitalisme financier sur le capitalisme industriel. De plus « Le terme de crise fait souvent penser à l’idée d’appauvrissement. Or, au cours des 25 dernières années, soit l’espace d’une génération, les revenus réels ont encore augmenté de 70% environ »[9]. Mais ce qui change, c’est leur répartition au sein de la population car « Sur l’ensemble de la période d’après-guerre, le taux d’imposition du capital a légèrement augmenté (en gros, de 25% à 27%) tandis que la fiscalité sur les revenus socio-professionnels (revenus imposables du travail et revenus sociaux de remplacement) faisait plus que tripler (d’un peu plus de 6% à un peu plus de 21%). Tout s’est joué dans les années 1980 au cours desquelles le taux d’imposition du capital a été divisé par près de deux »[10].
Compétitivité et productivité
Le paradigme qui guide les diverses mesures économiques aujourd’hui est celui de la compétitivité qui permet de ne pas remettre en cause les bénéfices des entreprises par un contrôle de l’inflation mais de mettre la pression ailleurs, notamment en choisissant une société à haut taux de chômage et à emploi précaire et partiel alors que d’autres mesures seraient possibles.
Cette question de la productivité et donc de la compétitivité de nos entreprises dans une économie mondialisée est au centre d’un ouvrage au titre explicite : Capital contre travail.[11] Premier livre publié dans une collection « L’autre économie » qui se veut un outil de contestation de l’idéologie qu’est la pensée unique de l’économie libérale, ce texte est une réaction à l’enchaînement de mesures qui vont à l’encontre des intérêts des travailleurs salariés et qui sont contenues dans « le pacte de solidarité entre les générations » qui a été tout de suite suivi par un « pacte de compétitivité » qui lui-même était destiné à cadenasser le cadre de discussions de l’accord interprofessionnel. Ecrivant également dans un langage simple et accessible les auteurs démontrent combien aujourd’hui c’est la classe moyenne qui est de plus en plus touchée par le phénomène de paupérisation via la sous-traitance, la dégradation des conditions de travail, le stress, la multiplication des statuts atypiques (surtout pour les femmes), bref par le phénomène de la « flexiprécarité ». A nouveau, plus qu’économique, les raisons de cette évolution sont politiques dans la foulée du traité de Maastricht : « Chasse aux chômeurs, prolongation des carrières, élévation de l’âge de la pension, incitation des handicapés au travail… Ces politiques paraissent absurdes. Pourquoi rendre les travailleurs sans emploi responsables de leur situation, alors qu’il y a un manque manifeste d’offre de travail ? (…) absurdes, ces mesures ? Pas à l’aune de l’objectif de compétitivité, la philosophie fondamentale du processus de Lisbonne. De ce point du vue : parfaitement cohérentes. Tout s’éclaire. Rendre les sans emploi plus actifs dans leur recherche de travail, obliger les travailleurs « âgés » à rester sur le marché, inciter même les handicapés à être demandeurs d’emploi, tout cela participe à l’orientation fondamentale des autorités européennes en faveur des entreprises, à savoir augmenter l’offre de travail pour faire baisser son prix sur le marché »[12].
Un processus irréversible ?
Permettre aux gens de comprendre le monde dans lequel ils vivent est un enjeu démocratique fondamental. Les débats sur la constitution européenne et sur la directive Bolkenstein sont emblématiques à ce propos. Pour les trois auteurs il s’agit là de la première piste de solution. La deuxième est clairement la relance d’un processus de réduction du temps de travail. Enfin, face aux poids des multinationales les Conseils d’entreprises européens efficaces sont préconisés. « Ce n’est, tout cela, qu’un début. Plus de vingt ans d’économie libérale pèsent sur le mouvement ouvrier. C’est une pente qu’on ne remontera pas de sitôt, un rapport de forces qu’on n’inversera pas d’un tournemain. Mais, on l’a dit, il y a des frémissements, des signes indiquant que la conjoncture change. »[13].
Et dans ce travail, la laïcité, grâce à la méthode du libre-examen qui exige de ceux qui la pratiquent de se détacher de tout dogme et de toujours faire preuve d’esprit critique non seulement sur les questions religieuses mais également sur les questions socio-économiques, a certainement un rôle à jouer plus important qu’aujourd’hui.
[1] Pascal Durand, sous la direction de, Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique. Sur l’importance des mots, voir O. Starquit Les mots du pouvoir… le pouvoir des mots in Le revue Aide-mémoire n°39 de janvier-février-mars 2007 p.5
[2] www.lmsi.net
[3] Economie belge de 1945 à 2005. Histoire non écrite, Bruxelles, Attac Bx2–FGTB Bx-CSC BX, 2006
[4] Brochure « simplifiée », p.20.
[5] De Wasseige, Yves, Comprendre l’économie politique, Charleroi, Couleurs livres, 2005. L’ouvrage est complété par un livre de Résumés, tests et exercices.
[6] Sur la sécurité sociale voir nos deux articles : La sécurité sociale a 60 ans in EDL n°326 de décembre 2004, pp.20-21 et Répondre à l’insécurité sociale in EDL n°350 de février 2007, pp.7-8
[7] Brochure « simplifiée », p.27
[8] Brochure « complexe », p.9
[9] Brochure « complexe », p.22
[10] Brochure « complexe », p.42
[11] Xavier Dupret, Henri Houben, Erik Rydberg, Capital contre travail. Préface de Bruno Baudson, Coll. L’autre économie, Charleroi,
[12] id. p.57
[13] p.94
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